Séminaire « Bureaucraties sanitaires et sociales » : compte-rendu des trois séances

 

Séminaire

« Bureaucraties sanitaires et sociales »

Coordination scientifique

Marianne Berthod, Christine Le Clainche, Séverine Mayol, Jean-Luc Outin

 

Compte-rendu de la première séance du séminaire organisée le 12 janvier 2021 : « Observation du secteur sanitaire et social : y a-t-il des facteurs favorables au développement d’une organisation bureaucratique dans le secteur sanitaire et social ? »

Ce séminaire en trois séances vise à préparer un appel à contribution pour la publication d’un numéro thématique de la Revue française des affaires sociales. Cette première séance a rassemblé une soixantaine d’auditeurs grâce aux outils de visioconférence. Aurore Lambert, secrétaire générale, ouvre la séance en rappelant tout l’intérêt de la revue pour ces questionnements et présente le calendrier prévisionnel de préparation du dossier thématique :

 

  • Date de réception des articles dans leur première version au 4 novembre 2021 ;
  • Examen par le comité de lecture le 14 décembre 2021 ;
  • Examen des articles dans leur seconde version au 7 février 2022 ;
  • Livraison du numéro en juin 2022.

Jean-Luc Outin, co-coordonnateur du dossier thématique, introduit les questionnements qui ont sous-tendu la construction de ce séminaire, en commençant par dessiner les contours de l’objet des discussions.

 

Si plusieurs acceptions du concept de bureaucratie co-existent, les éléments qui les rassemblent évoquent une forme d’organisation caractérisée par la « neutralité » des agents, l’existence d’une chaîne hiérarchique et l’application de règles assurant le respect de principes fondamentaux des États modernes (garantie des droits individuels, égalité devant la loi, etc.).

 

Les transformations actuelles, liées aux évolutions technologiques et aux dynamiques d’externalisation, conduisent sans doute plus à une transformation des formes bureaucratiques qu’à leur disparition pure et simple. De même, les formes nouvelles de management des agents associées à des modalités d’évaluation des actions, entraînent souvent des interrogations sur leur pertinence pour apprécier performance et efficacité. Ainsi, les processus d’élaboration des règles qui organisent les politiques sanitaires et sociales et qui structurent les mesures de leur performance peut être questionnée. En effet, le « design » des interventions, qu’elles relèvent du domaine de la santé ou du social, implique des arbitrages multiples qui peuvent se déclinent en autant de règles creusant un écart entre les destinataires de l’action publique et les finalités de ces dernières. La dimension procédurale de l’intervention (justificatifs à fournir, délais de traitement des dossiers, etc.) semble contradictoire avec le fait que les destinataires de ces politiques sont souvent des personnes vulnérables dont les situations sont complexes, instables ou urgentes.

 

Jean-Luc Outin conclut en rappelant que cette première séance devrait permettre d’entamer le travail de réflexion autour notamment des facteurs favorables au développement d’une (nouvelle) organisation bureaucratique dans le secteur sanitaire et social. Il donne ensuite la parole à Jean-Marc Weller (LISIS, CNRS / Université Gustave Eiffel, Paris).

 

Jean-Marc Weller propose une intervention permettant de dresser un portrait de la bureaucratie en tant qu’objet de recherche « indémodable ». Dans son intervention intitulée « Trois considérations sur les bureaucraties sociales », il propose une cartographie des recherches disponibles qui met en avant notamment la diversité des approches scientifiques de la bureaucratie. Après avoir rappelé combien ce concept est en réalité difficilement définissable du fait de la diversité des institutions sociales et sanitaires étudiées et du foisonnement des travaux ancrés dans de nombreuses disciplines, Jean-Marc Weller met en avant ce qu’il considère comme des traits caractéristiques dans les travaux de recherche sur cet objet glissant qu’est la bureaucratie, permettant de la définir comme une organisation qui se structure autour de trois tensions :

 

  • La bureaucratie comme organisation. Les premières réflexions sur ces formes d’organisation insistent sur la volonté de transparence et la présentation de soi en tant que structure donnant corps aux principes des États modernes. Mobilisant des photographies d’époque, Jean-Marc Weller illustre l’importance pour chacun, en tant qu’agent ou usager, de tenir sa place. L’organisation bureaucratique est un modèle garantissant l’égalité de traitement, tout en légitimant la suprématie de l’institution sur l’individu.
  • La bureaucratie comme mode de coordination. La progression des travaux sur les bureaucraties et la diversité des approches disciplinaires ont contribué à enrichir les réflexions en mettant notamment en avant la question des relations, de la place de l’usager et de l’individualité. Les travaux soulignent une évolution des configurations du lien avec l’usager, d’un objet général de droit à la personnalisation des allocations.
  • La bureaucratie comme système d’écriture. La dernière tension qui permet de délimiter les contours d’une bureaucratie tient dans la dynamique de consignation des actes qui les traverse. Ce sont les travaux en histoire, tant médiévistes que modernistes, qui illustrent cette structuration des bureaucraties autour de la mise en écrit de leur existence. Le leitmotiv étant de « garder la trace », les archives bureaucratiques donnent corps et matérialisent ces organisations, leurs fonctionnements et ajustements divers.

 

Jean-Marc Weller conclue en expliquant que ce sont ces trois configurations qui permettent d’appréhender les facteurs favorables à l’organisation bureaucratique.

 

La parole est ensuite donnée à Henri Bergeron (Centre de sociologie des organisations, CNRS / Sciences-Po, Paris) et à Patrick Castel (Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris) qui présentent une recherche menée au cours de la vague Covid-19 du printemps 2020. Leur intervention intitulée « Covid 19 : le gouvernement contre les bureaucraties sociales ? » propose de comprendre les leviers de la cohésion sociale et professionnelle qui a pu être constatée dans les hôpitaux au cours du confinement du printemps 2020 et qui se démarque des transformations des bureaucraties sanitaires documentées par les travaux scientifiques de ces dernières années. La crise sanitaire a rompu avec les logiques en cours et notamment avec trois dimensions : la stratification complexe de l’hôpital, le phénomène d’agencification et le pilotage politique de la santé.

 

Les travaux en sociologie et science politique ont souligné un rapport ambivalent des médecins à l’égard des hôpitaux qui le voient comme un lieu crucial du pouvoir tout en affichant de la méfiance face à ces grandes organisations. Toutefois, les hôpitaux ne sont pas des bureaucraties weberiennes typiques car les médecins ne disposent pas de l’autorité hiérarchique et n’obéissent pas à des règles fixées par l’organisation. Au cours des trente dernières années, les outils de quantification, les indicateurs et autres instruments de pilotage du New Public Management ont contribué à renforcer cette division des rôles entre les rôles des médecins et ceux de la direction et de l’autorité hiérarchique. En parallèle de cet éloignement grandissant entre médecin et détenteur de l’autorité hospitalière, les hôpitaux ont été la scène d’un processus d’autonomisation des soins infirmiers dont le parangon est la création de la qualification de « pratiques avancées », singularisant une partie non négligeable des missions de l’infirmières de la tutelle du médecin.

 

Si l’on manque de travaux récents qui feraient une analyse organisationnelle pour voir les rapports de pouvoir au cœur des hôpitaux, il n’en reste pas moins que l’on peut conclure à la transformation des hôpitaux en « usine à soigner ». Les hôpitaux sont devenus des agences du soin, au sein desquels anticipation et gestion des risques paraissaient durablement éloignés. Ce phénomène d’agencification a également conduit les hôpitaux, et leurs personnels, à devenir l’outil de politiques nationales de santé.

La crise sanitaire du printemps 2020 a, en un laps de temps très court, contribué à remettre en cause ces évolutions de la bureaucratie hospitalière.

 

Le champ organisationnel de la santé est saturé d’organisations (agences, hauts conseils, ordres, organismes de recherche dédié, sociétés savantes, etc.) en partie afin d’assurer des mécanismes de prise de décisions en situation d’incertitude. Or les outils bureaucratiques conçus pour piloter ce genre de crise n’ont pas été mobilisées par le gouvernement. En effet, celui-ci a choisi de créer de nouvelles organisations telles que le conseil scientifique ou encore le comité sur la vaccination.

 

En suivant l’hypothèse de Crozier sur le cercle vicieux bureaucratique, on peut penser que la croyance selon laquelle la création d’organisations ou la mise en place de technologies vont permettre d’assurer la coordination avec rapidité et agilité ont présidé à ce choix politique, au détriment de l’activation du plan pandémie grippale ou du recours aux cellule de crise. Or ces nouvelles organisations ne sont pas connectées aux structures administratives en charge du pilotage bureaucratique, notamment. Les chercheurs prennent en exemple le conseil scientifique. Celui-ci, qualifiée par Luc Berlivet de formation « élitaire » rassemble des professeurs hospitaliers, essentiellement parisiens et spécialisés dans les maladies infectieuses, l’épidémiologie, etc. au détriment en particulier de la santé publique. La morphologie de ce conseil scientifique s’avère en opposition avec celle des personne qui conçoivent et pilotent les politiques de santé publique. Le contact privilégié de ces médecins, membres du conseil scientifique, avec les patients et leur famille a contribué à élaborer, en période de sidération collective, une vision catastrophique de la situation. Le difficile démarrage de la campagne de vaccination illustre ce décalage constaté entre d’une part les représentations médicales de lutte contre un virus et le pilotage d’une action nationale et massive de santé publique.

Au cours des semaines, le conseil scientifique perd de son hégémonie et c’est notamment la décision de rouvrir les écoles le 21 avril 2020 qui marque la distanciation du politique et du médical. La gestion de la crise devient plus interministérielle, avec notamment l’entrée en scène du ministère de l’Intérieur et lien entre triumvirat et conseil scientifique se relâche.

 

Du côté du terrain, à l’hôpital, on constate une forte mobilisation autour d’une dynamique de coopération pilotée par la dévotion et l’éthique du soin. Les professionnels de santé se sont organisés et ont résisté face à l’épidémie grâce à la dimension collective de leur pratique. L’hégémonie médicale qui s’est installée via la création du conseil scientifique a permis de desserrer l’étau bureaucratique : les contraintes budgétaires ont été provisoirement suspendues, l’organisation managériale s’est rendue au main des médecins en privilégiant l’auto-organisation des équipes médicales, la compétition entre services et entre établissements s’est éteinte du fait de la déprogrammation de l’essentiel de l’activité hospitalière et de la fermeture (ou parfois de la réquisition) des établissements privés.

 

Henri Bergeron et Patrick Castel concluent que ce sont les conditions de relâchement de la bureaucratie durant la crise sanitaire du printemps 2020 qui ont permis de faire émerger des solutions et de faire face dans un contexte singulier où les professionnels de santé étaient pris dans des rapports paradoxaux, entre travail de coopération autour des malades et compétition acharnée pour trouver des protocoles de soins.

 

La parole est ensuite donnée à Christine Daniel (inspectrice générale des affaires sociales, Paris). Elle fait part de son expérience de travail au sein d’une institution bureaucratique et ouvre son propos en rappelant qu’elle intervient ici en son nom propre et ne s’appuie que sur sa propre expérience. Christine Daniel explique que si les chercheurs perçoivent la bureaucratie comme une organisation, elle la perçoit, en tant que professionnelle, comme une instance de production de textes et de lois et comprend que les bureaucraties puissent renvoyer l’impression d’un fonctionnement illisible. Les bureaucraties sociales s’inscrivent dans une double incarnation : à la fois par les dispositifs qui résultent des textes et par les acteurs qui les mettent en œuvre. Elle illustre son propos en s’appuyant sur les politiques sociales en faveur du travail des personnes porteuses de handicap. Le nombre d’institutions intervenant est tellement important que les personnes concernées ne s’y retrouvent pas, alors qu’elles sont supposées construire un projet de vie dans le dossier de demande de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Ce constat est aggravé par le fait que chaque institution produit à son tour des dispositifs. Ce cercle vise à répondre aux besoins identifiés, mais Christine Daniel constate que la superposition des dispositifs nouveaux sur l’existant participe à complexifier, pour les usagers, les démarches et le recours aux dits-dispositifs. Face à ce constat, les bureaucraties tentent de développer des coordinations, par la création d’agences ou de postes spécifiques, mais cette coordination a un coût, ne serait-ce qu’en temps de travail des fonctionnaires qui se réunissent lors des tables de concertation, par exemple. Ce coût va peser sur les moyens (matériels, financiers et humains) alloués aux dispositifs. Elle conclue en soulignant que ce qui caractérise la bureaucratie sociale, c’est l’absence de marge de manœuvre conférée aux acteurs, a priori liée à un manque de confiance entre les instances décisionnelles et les lieux de mise en œuvre.

 

Des échanges riches ont suivi ces trois présentations, échanges qui ont permis notamment de mettre en lumière le rôle des « chiffres » dans lors de la crise sanitaire du printemps 2020, leur dimension socialement construite et leur valeur politique.

 

Compte-rendu de la seconde séance du séminaire organisée le 5 février 2021 : « Observation du secteur sanitaire et social : y a-t-il des facteurs favorables au développement d’une organisation bureaucratique dans le secteur sanitaire et social ? »

Cette seconde séance qui a rassemblé 35 personnes s’est également tenue en distanciel. Christine Le Clainche en sa qualité de coordinatrice du dossier thématique à venir ouvre les présentations en proposant un retour sur les échanges tenus lors de la première séance. Elle rappelle ensuite que cette seconde séance propose d’explorer la question des nouvelles formes de management des politiques sociales ou sanitaires et sociales et d’interroger l’existence d’un rapport plus distancié aux bénéficiaires par le biais de l’appropriation de normes de gestion et d’indicateurs de performance. Après avoir présenté les trois intervenants, elle donne la parole à Marie Mallet, responsable au centre communal d’action sociale (CCAS) de Paris, qui présente une évaluation des appartements Tremplin, un dispositif d’hébergement « en diffus » : dans des appartements autonomes. Marie Mallet explique que les conclusions de cette évaluation intéressent directement nos réflexions. En effet, l’évaluation du dispositif met en lumière la capacité des acteurs à jouer avec les règles institutionnelles, les contraintes budgétaires et matérielles, au-delà des questions de performance.

 

Tout d’abord, les normes de fonctionnement qui prévalent dans les centres d’hébergement n’ont guère de sens lorsque l’hébergement se fait dans des appartements éclatés. Elle donne l’exemple des règles encadrant les visites ou encore la gestion du courrier. Lors de l’évaluation, les entretiens réalisés auprès des familles pointaient clairement combien la question du règlement posait problème pour elles. Il apparaît donc nécessaire de concevoir un environnement réglementaire spécifique au type d’hébergement. Marie Mallet donne l’exemple du changement d’ampoule : si une ampoule est défectueuse, il faut réaliser une demande auprès de l’économat du centre d’hébergement de référence afin que le service de maintenance intervienne…

 

Ensuite, le type d’appartements captés auprès des bailleurs afin de réaliser ce projet d’appartement tremplin ne correspond en réalité pas aux besoins réels des usagers. En effet, du fait de l’évolution de la population demandeuse d’hébergements sociaux, les bailleurs cèdent au dispositif des appartements de grande taille, conduisant à imposer la cohabitation de plusieurs familles. Cette cohabitation est rendue nécessaire par les contraintes budgétaires afin notamment de maîtriser les coûts auprès du financeur principal. Cette cohabitation forcée engendre de nombreux problèmes et soulève autant de questions, jusqu’à parfois remettre même en cause le dispositif. Marie Mallet donne notamment l’exemple des règles parentales propres à chaque famille, ou encore des difficultés pour les enfants à recevoir des amis d’école, etc. Certaines familles ont refusé d’accéder à ces logements, préférant garder un espace privé, aussi petit était-il en centre d’hébergement.

 

Enfin, les critères de sélection des publics orientés dans ces appartements tremplins remettent en cause le principe d’inconditionnalité qui prévaut en théorie dans les centres d’hébergement. En effet, les familles doivent disposer d’une relative autonomie financière et se trouver dans une situation administrative stable. Ces familles se trouvent alors prises dans un dispositif d’accompagnement social, forcées à cohabiter alors même qu’elles ont les capacités financières et administratives d’occuper un logement autonome dans le parc social conventionnel. C’est donc bel et bien la pénurie des logements sociaux qui conduit ces familles dans ces dispositifs d’hébergement.

 

L’évaluation a permis de passer un point de bascule en permettant au dispositif de s’émanciper de contraintes endogènes, et de produire un nouveau paradigme de l’intervention. D’autant plus que l’évaluation a démontré que ce type de dispositif de dispositif avait un coût inférieur à une place en centre d’hébergement, tout en questionnant la manière même dont on prend en compte la réalité du fonctionnement de ces services.

 

Les travailleurs sociaux ont saisi dès le début de l’expérimentation la nécessité d’adapter le règlement et leurs méthodes de travail. Du côté professionnel, si les tensions entre les familles ont été vécues comme insolubles, les conditions de travail ont en revanche été perçues comme plutôt favorables.

 

La parole est ensuite donnée à Gabriel Vommaro, chercheur à l’IDAES-UNSAM à Buenos Aires, qui intervient pour présenter ses travaux au sujet d’une bureaucratie qualifiée de « paraétatique » mise en œuvre à partir des années 2000 en Argentine. Gabriel Vommaro commence par expliquer le cadre politique de l’Argentine afin que les auditeurs puissent comprendre les conditions d’émergence et de réalisation de ces bureaucraties paraétatiques. Il décrit le programme El Estado en tu barrio (L’État dans ton quartier) qui consiste à installer des guichets de proximité dans chaque quartier. Ce programme a été conçu dans une sorte de chaos politique continu sur une durée de quatre ans allant d’un gouvernement péroniste (de gauche) jusqu’à sa mise en place par un gouvernement de droite. L’objectif de ce programme était de répondre à la demande sociale en améliorant l’accès aux droits.

 

Gabriel Vommario s’est intéressé plus spécifiquement au processus de production du Welfare par des activistes, des dirigeants de quartier, des médiateurs, etc. tous pris dans une double dynamique identitaire : à la fois gestionnaire de politiques sociales et porte-parole des habitants. Leur positionnement et leurs statuts sont précaires, tant administrativement, politiquement que financièrement.

 

Les guichets sont nomades et tenus par des acteurs ancrés dans les réalités territoriales qui partagent le travail avec « des bureaucrates des rues », qui sont eux éloignés des besoins du terrain. L’efficacité du dispositif est extrêmement difficile à évaluer d’une part car l’Argentine traverse des cycles économiques instables, réduisant la capacité des programmes sociaux à faire sortir les populations de la pauvreté et d’autre part car les résultats des évaluations menées par les conseillers ministériels du gouvernement précédent sont restés secrets. L’accès au droit en revanche semble avoir été amélioré par la mise en place de ces guichets de rue. C’est notamment vrai pour les programmes d’action publique stables, mais moins pour les opérations ponctuelles.

 

Gabriel Vommaro conclut sur l’idée qu’une forme de street level bureaucracy, censée exprimer des marges de manœuvre étendues des « travailleurs sociaux », permet de répondre en partie à la demande d’aide sociale de populations pauvres, tout en inscrivant ces acteurs dans des statuts professionnels incertains, faits de tâches imprécises qui génèrent une forme d’instabilité et d’insécurité quant à la distribution de l’aide.

 

La parole est ensuite donnée à Stéphane Bellini, maître de conférences en sciences de gestion, à l’IAE de Poitiers (école universitaire de management), qui étudie la mise en œuvre de la bureaucratie au plus près du terrain, par les acteurs eux-mêmes. Ses propos s’appuient sur des enquêtes réalisées au sein d’organisations du secteur social et médico-social de l’ancienne région Poitou-Charente. L’objet de son intervention est de montrer comment les acteurs se sentant pris dans un carcan réglementaire bureaucratique cherchent des marges de manœuvre.

 

Après avoir rappelé que le projet de l’idéal bureaucratique était la rationalisation des processus et la suppression de l’arbitrage des chefs, Stéphane Bellini présente les 14 principes d’administration générale décrit par Fayol en 1916. Il insiste sur la qualification organisationnelle de la bureaucratie en opposition à sa connotation contemporaine négative. Il poursuit en présentant le phénomène d’agencification du secteur sanitaire, social et médico-social. Ce phénomène suppose des financements qui s’organisent autour d’indicateurs, de certifications, de labellisations, etc., qui aboutissent à une harmonisation des pratiques et des outils de gestion de toutes ces organisations (associations, agence régionale, nationale, etc.). Ce phénomène d’agencification et l’essor des outils de gestion contribuent à produire des normes et une multiplicité de règles. Ces outils de gestion qui se développent à tous les niveaux sont, dans un postulat fonctionnaliste, la traduction de la règle en action et visent à normaliser les comportements des agents. Cependant, sur le terrain, on constate qu’il n’y a pas d’absolu et que si une partie des règles sont effectivement appliquées, un certain nombre ne le sont pas. En s’intéressant aux vécus, on observe beaucoup de nuances qui expliquent le fait que la bureaucratie aujourd’hui soit perçue de façon négative. Les raisons de ce sentiment peuvent se résumer en six facteurs :

  • le sentiment d’absence de marge de manœuvre,
  • la lourdeur de l’empilement des règles ,
  • le décalage entre le travail prescrit et le travail réel,
  • la perte de sens,
  • le déploiement d’outils inadaptés,
  • les paradoxes entre les attendus formels (caractérisés par les fiches) et la réalité des tâches informelles (« tout ça [ce qui est informel] ne pourra pas tenir [dans la fiche] ».

 

Face à ces contraintes et ces paradoxes, Stéphane Bellini montre que les agents ont des capacités d’appropriation liées notamment aux capacités des travailleurs de s’approprier leur poste. En effet, il rappelle que sans utilisateurs, il n’y a pas de règle et qu’au sein des bureaucraties, les règles se confrontent systématiquement aux actions des individus (Gouldner, 1954 ; Crozier et Friedberg, 1977 ; Bernoux, 1982 …).

 

Stéphane Bellini décrit alors la façon dont les agents de ces organisations locales créent leurs marges de manœuvre pour répondre aux limites qu’ils dénoncent. Ils développent des solutions « clandestines » pour résorber le décalage entre le travail prescrit et le travail réel, ils instrumentalisent les règles et les outils. Dans des situations nécessitant une réaction rapide, ils reconfigurent spontanément le cadre organisationnel. En identifiant les zones de libertés, ils parviennent à (re)créer du sens.

 

Stéphane Bellini observe que cette appropriation des règles normatives est notamment possible grâce aux espaces de discussion qui sont des lieux de régulation des prescriptions. Ces espaces de discussion ont pour objet principal le travail réel et constitue des espaces de management du travail, permettant de réguler de manière conjointe l’activité.

 

Il termine sa présentation avec l’exemple du télétravail contraint par la situation sanitaire du printemps 2020 et la manière dont les espaces de discussion créés dans les entreprises ont permis de trouver des moyens de régulation du travail à distance, par la diffusion de bonnes pratiques par exemple ou encore le développement des équipements matériels et immatériels.

 

Il conclut sur l’importance de ces espaces de discussions pour reconnaître la valeur de l’expertise du « faire », pour transformer les solutions « clandestines » en solutions officielles ou encore pour formuler des prescriptions réalisables. Cela permet in fine d’éviter l’émergence d’un schisme entre « ceux des bureaux » et « ceux des ateliers », en engageant et maintenant un dialogue autour des intérêts partagés. Cependant, ces espaces de discussion qui permettent finalement de transcender les sentiments et effets négatifs du carcan bureaucratique ne sont possibles que dans certaines situations (adhésion des dirigeants, management encourageant, volonté de discuter…). De même, ils ne sont jamais un palliatif au manque de moyens.

 

Compte-rendu de la troisième séance du séminaire organisée le 9 mars 2021 : « Usagers des organismes sanitaires et sociaux d’aujourd’hui et situation des personnels. Les politiques publiques sanitaires et sociales mises en œuvre de façon bureaucratique atteignent-elles leurs publics ? »

La troisième et dernière séance du séminaire souhaitait mettre la lumière sur les usagers afin d’appréhender l’impact de la bureaucratie sanitaire et sociale et de ses transformations sur la mise en œuvre effective des droits, mais également sur leurs expériences en tant qu’usager ou patient. La séance, qui s’est là aussi tenue en distanciel, a rassemblé autour de ces questionnements 33 participants.

 

Jean-Luc Outin ouvre la réflexion par un rappel des deux séances précédentes et une présentation des objectifs de cette troisième séance, en soulignant le rapport paradoxal des Français vis-à-vis de la protection sociale. En effet, les Français montrent un grand attachement à notre système de protection sociale, tout en critiquant abondamment l’administration des prestations et des services. Nos concitoyens méconnaissent les difficultés du fonctionnement des organisations gestionnaires confrontées à des impératifs contradictoires : gérer la diversité des publics et des situations et la multiplicité des règles en maintenant un coût réduit ; faire du « sur mesure » pour les populations fragiles ; aller vers des populations peu ou mal connues, verser le « juste droit » malgré l’instabilité des situations familiales et professionnelles, etc.

 

La parole est donnée au docteur David Morquin, chef de service des Maladies Infectieuses et Tropicales au CHU de Montpellier et docteur en Science de Gestion (Management des Systèmes d’Information). Il explique que la mise en place du dossier patient informatisé dans les services hospitaliers a généré une forme de défiance auprès de ses confrères, notamment vis-à-vis de la modification des pratiques professionnelles que ces logiciels entraînent. L’un des leitmotivs de l’informatisation du dossier patient a été la diminution estimée à 12,5% des erreurs médicales de prescription. Or, cette estimation ne tient pas compte des nouvelles erreurs que l’informatisation entraîne et qui peuvent être liées à un problème d’interface homme/machine, limite du logiciel face aux cas complexes ou navigation peu ou pas intuitive (couleur des cases, des croix, etc.).

 

Un second argument en faveur du développement du dossier patient informatisé était le gain de temps. Or le déploiement massif de ces logiciels a entraîné en réalité une augmentation du temps passé par les médecins à saisir les données dans le dossier (de 16% à 28% du temps médical).

David Morquin explique que ces logiciels ont des finalités qui entrent en contradiction avec les finalités du professionnel. Les médecins ont besoin de texte libre qui permet la nuance, le traitement des informations ambigües ou contradictoires quand le logiciel propose des données structurées répondant aux finalités de l’administration ou de la recherche et des statistiques (extraction des bases de données standardisées).

 

Ces constats ont amené David Morquin à questionner l’utilité réelle du dossier informatisé quand, un an après son déploiement, la moitié des utilisateurs considère l’outil comme inadapté à leurs pratiques (chiffre CHU de Montpellier). Il souhaitait appréhender les mécanismes qui permettraient d’améliorer l’adhésion des professionnels et de limiter les erreurs. Pour ce faire, il a réalisé au cours de son doctorat une recherche-action visant à réfléchir au moyen d’institutionnaliser la construction de l’usage du numérique à l’hôpital.

 

En s’appuyant sur une erreur (misfit induit par un manque de données initiales) liée au suivi du dépistage de la surdité d’un nouveau-né, il montre qu’il faut 13 mois et 11 actions pour rétablir une situation médicale satisfaisante. Il décrit les conséquences du misfit initial et montre les limites de l’outil dans la gestion des événements qui se produisent en cascade. Il en conclut que le principal problème se concentre dans l’adéquation de l’outil numérique aux concepts d’usage dans le milieu médical. Le design informatique doit rendre les affordances perceptibles dans la technologie. David Morquin considère après cette expérience que c’est la somme des ajustements qui permet la correction du misfit initial. Il conclut en expliquant que ces tensions sont liées en grande partie à un problème structural. En effet, personne dans les hôpitaux n’a pour mission de garantir l’adéquation des outils avec la stratégie santé des établissements. Il n’y a pas d’interface ou de médiateur qui traduise les besoins des professionnels de santé, des professionnels de la recherche aux entreprises qui produisent les outils numériques.

Après un échange avec l’auditoire autour de questions éthiques (accessibilité, connaissance des patients de leurs droits, etc.), la parole est donnée à Philippe Warin, PACTE, Université de Grenoble / Sciences Po Grenoble, Grenoble.

 

Philippe Warin souhaite proposer une réflexion plus générale sur l’usager face aux bureaucraties. Il ouvre son propos en soulignant les transformations endémiques des professions des secteurs sanitaire et social. Ces métiers sont en tension du fait de difficultés de recrutement, de fidélisation et des évolutions générale des formes d’emploi. Il y voit la conséquence de la libéralisation des politiques sociales et sanitaires à la suite du traité de Lisbonne. Le recours à des délégations de service, à des contractualisations via des prestations, etc., conduit les acteurs à privilégier des situations d’action favorables. Ainsi, on voit se développer des processus de sélection des publics visant à améliorer les « scores » de ces organismes. Les bureaucraties doivent, selon lui, se transformer pour faire face à l’arrivée dans les domaines qui nous intéressent de toutes ces nouvelles structures, plus ou moins fiables, plus ou moins mercantiles, etc. Philippe Warin décrit notamment ces structures qui se positionnent en médiateur, sur la base des critiques récurrentes adressées aux administrations, vendent leurs services aux usagers et usagères sans garantie des résultats ou de leurs compétences à dénouer des situations complexes.

Il poursuit ses réflexions en abordant le phénomène du non-recours pour non-demande intentionnelle. Il estime que ces non-demande intentionnelle interroge les démocraties contemporaines et la manière dont l’offre publique est construite. Ce n’est pas tant la critique du système administratif de mise en œuvre que celle du système politique de décision qui est à l’œuvre, mais c’est bien la définition de l’offre qui pose problème à des destinataires, prêts à s’en passer et à renoncer à leurs droits.

Philippe Warin poursuit en soulignant tout l’intérêt d’un dossier thématique sur ces questions, dossier qui viendra poursuivre les interrogations du n°2020-4 qu’il a coordonné avec Olivier Giraud[1]. Il insiste sur le fait qu’il ne faudrait pas produire un dossier critique, à charge contre les bureaucraties, mais articuler une réflexion sur les conséquences des processus technocratiques qui gèrent les décisions. Il conclut en soulignant l’actualité de ces questionnements en pleine épidémie, et l’importance d’évoquer la crise de confiance dans les processus décisionnels qui semblent perdre de vue l’intérêt du public pour favoriser les besoins matériels et les attentes normatives.

 

La parole est ensuite donnée à Héléna Revil, responsable de l’Odenore, Laboratoire de Sciences sociales PACTE, Université Grenoble-Alpes, qui propose d’analyser le non-recours comme un symptôme de la bureaucratie. Elle structure son propos autour de trois éléments forts qui ressortent de divers travaux sur le non recours en santé.

 

  • Effets de la bureaucratie pour les personnes concernées par le phénomène de non-recours

En étudiant le non accès aux soins des populations précaires à partir des travaux sur la CMU-C et l’ACS (aide à la complémentaire santé), on observe que certaines règles ajoutent de la complexité au dossier. Héléna Revil donne l’exemple du droit d’option (choix de l’organisme qui gérera la CMU-C). Les études montrent que la majorité des demandeurs ne cochent pas la case, leurs dossiers sont alors renvoyés sans explication. Cela rallonge les traitements, conduit à des découragements et entrave l’accès aux prestations. Ce droit d’option a été introduit pour des raisons politiques afin de préserver l’équilibre entre différents acteurs, publics et privés, et non en fonction de ce qui est compréhensible pour les publics ciblés. Il s’agit donc d’interroger les capacités de prise en compte des besoins des publics pour transformer les prestations. Les changements de dénomination sont par exemple des complications inutiles, qui reflètent non pas des besoins de terrain, mais des préoccupations politiques, des changements de conceptions, etc. D’autant que dans le cas de la CMU-C, les procédures d’accès restent les mêmes et des effets pervers liés à la fusion des politiques sanitaires viennent s’y ajouter. Les publics ne se reconnaissent plus dans la prestation et pensent qu’ils n’y ont plus droit, et les tensions dans les métiers, évoquées par Philippe Warin, limitent les possibilités de rencontres avec les travailleurs sociaux, empêchant le dialogue direct qui permet d’ajuster la compréhension.

 

  • Effets de la bureaucratie sur l’action sur le non-recours

Le second points qu’Héléna Revil souhaite mettre en avant sont les tentatives des organismes sociaux pour créer des manières de repérer les bénéficiaires potentiels à partir de leur base de données. La volonté est louable, mais rencontre des obstacles structurels. Au rang desquels les finalités initiales des bases de données. Ces dernières reflètent en effet les caractéristiques bureaucratiques des institutions, et peuvent par exemple contribuer à invisibiliser encore davantage des personnes qui n’avaient pas accès aux prestations concernées, comme par exemple les personnes dont le NIR (numéro d’inscription au répertoire de l’INSEE, ou numéro de sécurité sociale) n’est pas certifié.

 

  • Initiatives locales pour dé-bureaucratiser ou dé-technocratiser

Le troisième élément important pour comprendre le lien entre non recours et bureaucratie sanitaire est le cas des Missions accompagnement santé, créée à l’initiatives de l’Assurance maladie pour lutter contre le non recours aux soins. Héléna Revil explique qu’un directeur de caisse locale s’est dit qu’en s’intéressant aux non recourants, on pourrait essayer de faire évoluer certains fonctionnements ou certaines manières de prendre des décisions. Il a alors contacté l’Odenore avec la volonté de mettre en place une enquête qualitative et quantitative pour caractériser ce non recours aux soins et comprendre les raisons qui conduisent ces assurés à se tenir à distance.

L’enquête a montré les effets de l’organisation du système de protection sociale et de santé sur le recours aux soins. L’impression des usagers de ne pas avoir de prise sur « le système » et sur différents paramètres les amène à s’éloigner des services. Ils font état d’un désir de mieux comprendre les décisions prises, comme par exemple le remboursement des actes. Héléna Revil souligne tout l’intérêt de cette démarche d’un directeur de caisse. À l’échelle locale, il a pu se positionner face à ces résultats et mettre en place un dispositif de plateformes d’intervention pour favoriser l’accès aux soins.

L’intention sous-jacente de débureaucratiser les pratiques professionnelles en regardant ce qui « dysfonctionnait » du point de vue des usagers a permis d’améliorer les échanges entre les usagers et les professionnels. De plus, cela a permis aux professionnels de passer d’une logique de guichet à une logique d’accompagnement.

Cependant, devant le succès de cette initiative locale, le dispositif a été généralisé. Or cette généralisation est vécue comme un réappropriation par la bureaucratie et la technocratie du dispositif. En effet, la généralisation a conduit à une « critérisation » accrue (imposée à l’échelle nationale) pour réguler les entrées dans le dispositif, à la formalisation des process visant à standardiser et à l’évolution de l’outil, notamment en raison de la nécessité de quantifier les résultats.

En outre avec cette généralisation, le dispositif s’est éloigné de l’expertise des publics. En effet, les bénéficiaires n’ont pas pu continuer à donner leur point de vue. En se détachant des expériences des usagers, le dispositif perd son sens qui était de partir des publics pris en charge… Cet exemple questionne l’impossibilité actuelle de la bureaucratie française à se penser et se mettre en œuvre au niveau local.

 

À la suite de ces deux interventions, la parole est donnée à l’auditoire. Les échanges évoquent les aspects gestionnaires de la bureaucratie et la place de l’usager, la complexification des procédures ou des dispositifs et l’accès aux nouvelles technologies.

 

 

[1] En ligne : https://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2020-4.htm