Compte-rendu du séminaire Publisocial « Usagers et usages de drogues : données de recherches et politiques sanitaires »

Ce séminaire d’animation du portail Publisocial organisé par la Revue française des affaires sociales (RFAS), fait suite aux deux précédents, dont l’un portait sur la production des données probantes par les institutions de santé (https://www.publisocial.fr/seminaire-danimation-du-portail-publisocial-compte-rendu-de-la-seance-du-mardi-23-mars-2021/) et l’autre sur le rôle de la littérature grise dans la recherche (https://www.publisocial.fr/seminaire-de-lancement-du-projet-publisocial/).

Ce séminaire prend pour objet d’échange les travaux portant sur les consommations de drogues (ou produits psychoactifs) et les liens effectifs, souhaités et souhaitables, avec les politiques menées par les pouvoirs publics en matière d’addiction. Les consommateurs n’appartenant pas à un groupe social homogène, les modes de consommation et les produits étant très variés, la plupart étant illicites (et donc avec moins d’indicateurs disponibles sur leur consommation), les recherches sur le sujet sont d’autant plus intéressantes qu’elles comprennent des défis méthodologiques et heuristiques importants. Ces thématiques nous semblent appeler particulièrement un regard pluriel appuyé sur des approches diverses (celles des chercheurs, des professionnels et des usagers) et donc adaptées à la réflexion menée dans le cadre du portail Publisocial sur la confrontation de différentes données pour un même objet.

L’approche en santé publique a évolué ces quarante dernières années, même si de nombreux acteurs soulignent encore l’inadaptation du cadre législatif.  Dans le domaine sanitaire, c’est de plus en plus la réduction des risques (RDR) qui fait référence. Cette approche, au-delà de la prévention primaire des usages et du modèle de l’abstinence, permet une posture intermédiaire de limitation des risques et des dommages inhérents à la consommation, sans viser directement l’arrêt ou la diminution de celle-ci. Elle nous oblige donc à comprendre l’ensemble du phénomène de consommation de ces produits et à nous décentrer de la perspective de l’interdiction et de toute posture morale.

Aux échelles internationale, internationale et régionale, les recherches et les dispositifs qui visent à produire des données sur les phénomènes de consommation sont aujourd’hui nombreux. Durant ce séminaire, plusieurs d’entre eux sont présentés. Clément Gérome, docteur en sociologie présente ainsi le dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) dont il est le coordinateur national. Ce dispositif est piloté par l’Observatoire français des drogues et tendances addictives (OFDT).

L’objectif est d’éclairer les pouvoirs publics, les professionnels du champ et le grand public sur le phénomène des drogues et des addictions, y compris sans produit (notamment les jeux d’argent et les jeux vidéo). TREND propose de collecter et rassembler des enquêtes, des informations scientifiquement validées sur les substances psychoactives, les usagers, leurs pratiques, les conséquences des usages, l’offre, les réponses publiques, etc.

Les salariés de l’OFDT appartiennent à des disciplines différentes : démographes, médecins, pharmaciens, sociologues et sont accompagnés d’un collège scientifique qui valide travaux. TREND participe à un Groupement d’intérêt public (GIP) qui regroupe les représentants des différents ministères concernés par la question des drogues et des addictions, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), la Fédération nationale des observatoires régionaux de santé (FNORS) et des personnalités qualifiées.

Le dispositif TREND a été créé en 1999 dans un contexte de transformations des usages de drogues (diversification du profil des usagers, développement des polyconsommations, usages détournés de médicaments de substitution aux opioïdes ou MSO, usages d’ecstasy, de crack, etc.) et de montée en puissance des dispositifs de réduction des risques. Il est couplé avec le dispositif d’analyse de produits SINTES (Système national d’identification des substances et des toxiques). TREND permet :

  • D’assurer une veille sanitaire dans le champ des drogues illicites et hors protocoles thérapeutiques ;
  • D’expliquer les phénomènes émergents et les évolutions en matière d’usage.

Le recueil de données porte sur un champ d’étude large :

  • Les produits à faible prévalence d’usage en population générale : noms, prix, composition chimique.
  • Les personnes particulièrement consommatrices : profils sociologiques, modes de vie et de sociabilités, pratiques d’usage et représentations des produits, conséquences sanitaires et sociales des consommations, etc.
  • Les contextes de consommations en espaces festifs (techno) et auprès d’usagers en grande précarité.
  • L’offre : organisation des trafics, modalités d’acquisition de proximité, profils et pratiques des trafiquants.

L’objectif est d’obtenir une pluralité de points de vue (usagers, acteurs du soin, de la RDR, de l’application de la loi, du travail social, etc.) sur un même phénomène, à travers des entretiens et des observations directes (notamment dans les espaces festifs). Des informateurs, affiliés culturellement au milieu étudié sont en « immersion » pour pouvoir recueillir des observations. La dimension « longitudinale » des investigations (répétition du même protocole d’enquête, dans les mêmes lieux et parfois auprès des mêmes personnes) permet d’assurer la fonction de veille d’une année sur l’autre, et, à plus long terme, de mettre en lumière des phénomènes émergents, des évolutions, des diffusions géographiques, etc.

Le dispositif TREND a pour vocation première de produire de la connaissance pour trois catégories de personnes :

  • Les professionnels du champ de l’addictologie, de la réduction des risques et l’ensemble des professionnels en contact avec les usagers de drogue ;
  • Les pouvoirs publics locaux (notamment les agences régionales de santé (ARS) qui financent de plus en plus de dispositifs au niveau local) ;
  • Les étudiants et chercheurs au sens large.

Nina Tissot, intervenante en Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD Oppelia-RuptureS), éducatrice, sociologue, présente ensuite le dispositif TREND de la région Auvergne Rhônes-Alpes dont elle est la coordinatrice. Il a été créé en 2016 grâce au soutien de l’ARS, avec l’objectif d’étayer les constats de terrain et d’alimenter la politique publique sur un territoire.

Elle prend l’exemple de la présence de très jeunes usagers à la rue à Lyon récemment. Il importe de documenter le phénomène, le public, les pratiques et d’identifier les besoins des usagers et des professionnels. Les entretiens et observations permettent de saisir :

  • Les parcours de vie, les motivations, contraintes et enjeux de leur présence.
  • Les modes de vie, impliquant notamment des usages de drogues conséquents (quels types de produits, comment, pourquoi, quelles réponses, quels besoins d’accompagnement en RDR et vers le soin).

Quant aux focus-groupe, ils permettent de faire apparaître les pratiques professionnelles et les dispositifs existants, leurs difficultés spécifiques et les manques persistants.

Les données recueillies ont permis de soutenir la création d’un nouveau dispositif « maraude jeune » (en coopération avec le Samu social et le CAARUD). De manière générale, les résultats de TREND sont restitués chaque année via la diffusion du rapport et des restitutions publiques.  L’objectif est d’informer les professionnels de la dimension locale (ou non) des phénomènes observés (pratiques d’usages, profils des usagers, molécules particulières), de situer les dynamiques dans leur dimension historique et géographique. Nina Tissot prend l’exemple de la diffusion de l’héroïne albanaise ou du Lyrica (un médicament antiépileptique dans son indication première) chez des usagers en précarité sur la région qui ont été massifs.

Benjamin Rolland, professeur de psychiatrie et d’addictologie au Service Universitaire d’Addictologie de Lyon (SUAL) intervient ensuite avec une perspective de recherche « quantitative ». Il se propose de montrer, à travers son intervention, comment les données de recherche peuvent alimenter des réflexions sur des politiques de santé à partir d’exemples.

En France une expérimentation depuis 2016 a permis l’ouverture de salles de consommation à moindres risques à Strasbourg et à Paris. L’évaluation a été assurée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et a consisté à comparer les indicateurs entre les usagers des villes où l’on retrouve les salles et les autres. L’efficacité, déjà connue au niveau international, a été démontrée sur l’exposition à une overdose et au recours aux soins. En revanche, il n’a pas été observé de différence sur le partage de matériel d’injection.

Un constat empirique a émergé : une frange d’usagers avec des pathologies psychiatriques sévères ne vont pas dans ces salles de consommation, notamment à Paris. Il faudrait donc pouvoir les repérer. Pour cette raison, le projet de Halte soins addictions (HSA) à Lyon, soit une forme  de salles de consommation à moindre risque, devrait comprendre une équipe de psychiatrie présente pour amorcer une prise en charge. C’est le but de l’étude MHILDIU (Mental Health Inventory of Lyon Drug Injection Users) : évaluer la prévalence de troubles psychiatriques chez les usagers de drogues précaires à partir d’un échantillon de 250 personnes majeures. Différentes échelles (notamment le test Mini International Neuropsychiatric Interview ou MINI) vont être utilisées ainsi qu’un questionnaire sur les caractéristiques sociales des usagers. Si cette étude démontre que ces populations ont un fort taux de prévalence psychiatrique non traitée, avoir recours aux HSA permettraient de les orienter vers le soin, avec la question éthique des soins sans consentement qui serait à résoudre car les HSA sont des lieux d’accueil et non de soin.

Benjamin Rolland revient ensuite sur la question classique dans ce champ : les addictions ont-elles une origine neurobiologique ou sociologique? Les deux figures qui représentent cette opposition sont Stanton Peele d’un côté et Nora Volkow de l’autre. Toutefois aujourd’hui, ce sont les approches intégrées qui font relativement consensus et qui se basent sur le modèle bio-psycho-social. La question est alors plutôt : les facteurs de vulnérabilité sont-ils croisés ? L’étude holistique BEBOP financée par l’Institut de recherche en santé publique (IRESP) avec deux médecins, un sociologue et un chercheur en épigénétique cherche à y répondre à travers une approche pragmatique et neutre sans a priori de causalité. Elle démarre fin 2022 avec 300 usagers à Paris, Strasbourg et Lyon.

Enfin Pierre Chappard, chef de service du Centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) Trait d’Union à Paris, intervient pour présenter l’association Psychoactif, dont il est président. Elle se présente comme une communauté Internet dédiée à l’information, l’entraide, l’échange d’expériences et la construction de savoirs sur les drogues, dans une démarche de réduction des risques. L’association a été créée en 2006 devant le constat d’un manque de personnes avec lesquelles avoir un échange sur les produits de substitution ou plus globalement sur la réduction des risques.Elle, propose, sous licence libre, des forums, blogs et un Wiki. Cette offre se distingue d’un réseau social. Les contributeurs prennent un pseudonyme, mais l’objectif est d’éviter les jugements de valeur. Le forum est régulé par une équipe de modérateurs. Il faut savoir qu’il est aussi fréquenté par les professionnels de l’addiction (environ 15% des fréquentations).

L’objectif est d’offrir à toutes les personnes prenant des drogues ou ayant pris des drogues, la possibilité de s’informer, de communiquer, de s’entraider, d’avoir des échanges sur ses pratiques et ses expériences, de contribuer à la construction de savoirs sur les drogues et leurs usages, dans une optique de réduction des risques. Il importe aussi, à travers le forum, de faire changer le regard des pouvoirs publics et de la population générale sur les personnes utilisatrices de drogues ou d’un traitement de substitution opiacé et enfin de faire remonter les informations aux pouvoirs publics et aux professionnels de santé sur les pratiques des personnes utilisatrices de drogues. Pour les personnes concernées l’intérêt est de se penser autrement que comme une personne faisant usage de drogues, de sortir de la clandestinité, mais aussi de la solitude de leur usage.

L’association participe à des recherches. Cette collaboration avec des chercheurs se base aujourd’hui sur des conventions, afin qu’elle soit effective dès le départ. Pierre Chappard prendre l’exemple du projet Checknow (https://www.federationaddiction.fr/checknow-une-etude-devaluation-de-lanalyse-de-drogues/ ) qui évalue l’analyse de drogue. Psychoactif est partenaire de l’équipe de chercheurs SESTIM (https://sesstim.univ-amu.fr/page/sesstim) et participe au comité de pilotage, au comité scientifique, et à l’élaboration du conseil communautaire où les usagers de la communauté donnent leur avis à chaque étape de la recherche.

Psychoactif participe aussi à des « recherches grises » sur les nouveaux produits de synthèse (NPS). Elles sont émergentes depuis 2010. Les informations sont très minces sur le sujet. L’association produit du savoir à partir de :

Trip reports (compte-rendu des expériences d’une personne lors de la prise d’une ou plusieurs drogues) ;

– la recherche d’informations dans les publications et autres forums ;

– la comparaison à des modèles permettant de situer l’expérience d’usage (par exemple l’héroïne pour des NPS opiacés).

L’intelligence collective permet alors d’évaluer ces NPS, en les qualifiant, les requalifiant et parfois en les disqualifiant.

Psychoactif se positionne contre la prohibition des drogues. L’association souhaite faire changer le regard sur la population utilisatrice de drogues, de la part de la population générale, des pouvoirs publics ou des professionnels. C’est aussi un espace de formation pour les professionnels.

Psychoactif a peu de contacts avec les pouvoirs publics car l’association refuse que les usagers soient catégorisés comme malades ou comme délinquants. Ils souhaitent être reconnus comme « usagers de drogues » et refusent par exemple d’être considérés association de patients. Pierre Chappard conclue son propos en défendant que le savoir expérientiel concerne l’usage, mais aussi l’achat de drogue. Psychoactif explique ainsi comment se fournir sur le deep web (les produits seraient plus sûrs, plus diversifiés et de meilleures qualités).

Quelques questions sont ensuite posées par les participants. Elles permettent un échange entre les intervenants. Une première question est posée à Pierre Chappard : quel accès à ce savoir en termes de genre ? En effet, les structures ayant « pignon sur rue » sont conditionnées par le genre. Est-ce la même dynamique sur les espaces numériques ? On retrouve effectivement beaucoup plus de femmes sur psychoactif que dans les CAARUD : il y a environ 40% de femmes pour 60% d’hommes sur les forums. L’association utilise la terminologie de « personne utilisant des drogues » pour éviter de genrer et a recruté des femmes dans l’équipe de modération. Il y a aussi un forum spécifique « Témoignages de femmes ».

Benjamin Rolland confirme la disparité de genre très importante. Il y a une surreprésentation masculine chez les usagers pour tous les produits confondus mais plus particulièrement dans la population qui sollicite des soins en CSAPA. Les femmes sont plus stigmatisées que les hommes. Pour Benjamin Rolland, il faut davantage « aller les chercher ». Faut-il imaginer des points d’accueil spécifiques pour les femmes ?

Une autre personne se demande comment faciliter l’accès aux soins de personnes vivant avec une conduite de dépendance qui ne sont pas connus par les dispositifs médicaux sociaux. Benjamin Rolland fait valoir que le « Treatment gap » (c’est-à-dire l’écart entre les personnes atteintes d’une pathologie et les personnes qui consultent) est très haut en addictologie, notamment pour l’alcool (90 à 95% pour l’Organisation mondiale de la santé). Comment faire recourir aux soins les personnes qui n’y vont pas ? Pour lui, il faut faire de l’« aller vers » ou encore faire des rappels téléphoniques pour maintenir le lien. Pour l’OFDT il faut que les structures soient accessibles à tous les usagers.

Enfin les intervenants discutent de l’appropriation des connaissances par les pouvoirs publics. Les autorités sanitaires locales (ARS) sont demandeuses de connaissances, notamment sur les territoires ou publics spécifiques. Pour autant la politique sur les drogues serait paradigmatique d’une importante déconnexion entre les pratiques sociales et les politiques publiques censées les encadrer. Néanmoins, il y a le sentiment que les pouvoirs publics œuvrent pour que les professionnels soient formés et informés de ce qui se passe sur leur territoire : ce qui est consommé, comment et par qui. Pour Benjamin Rolland, ce qui est complexe c’est que les interlocuteurs sont multiples, que les ARS s’apparentent à un millefeuille. Par ailleurs, les intervenants s’accordent pour affirmer que les drogues sont une préoccupation politique et électorale clivante. Pour Pierre Chappard, si les décideurs écoutaient les chercheurs, ils auraient dépénalisé les drogues depuis longtemps.

La séance se termine en remerciant les intervenants. Le prochain séminaire Publisocial aura lieu en décembre 2022.