Compte rendu de la première séance du séminaire « Migrations et santé »

Ce séminaire en quatre séances vise à préparer un appel à contribution pour un numéro thématique de la Revue française des affaires sociales à paraître à l’automne 2024. Cet appel à contribution sera diffusé en juin 2023.

Cette première séance a réuni environ 45 personnes, principalement en distanciel. Elle avait pour objet de questionner les liens généraux entre migration et santé aujourd’hui, que ce soit en amont de la migration, pendant celle-ci ou à travers les procédures de régularisation. L’objectif était de discuter de la manière dont les soignants peuvent être sollicités, entre attente thérapeutique et besoin d’expertise.

Deux chercheuses sont intervenues. Estelle d’Halluin, maîtresse de conférences à l’université de Nantes, laboratoire CENS et fellow à ICM a débuté la séance par une intervention ayant pour titre « Repérer et protéger les sujets vulnérables : quelles reconnaissances dans le champ de la demande d’asile ? ».

La notion de vulnérabilité a pris beaucoup de place dans le champ sanitaire et social ces vingt dernières années. Cette notion renvoie à la fois à la blessure et à la potentialité d’être blessé. Estelle d’Halluin fait valoir le paradoxe qui consiste à s’intéresser à la vulnérabilité des personnes en besoin de protection internationale puisqu’a priori les personnes requérantes se trouvent toutes en situation de vulnérabilité. Cette évolution s’inscrit cependant dans l’histoire de la politique de l’asile. Nous sommes passés d’une approche collective (avec la reconnaissance d’une condition structurelle de la vulnérabilité) à une singularisation du traitement (avec l’identification des besoins spécifiques des demandeurs d’asile). Cette évolution peut aussi être associée à la singularisation de l’accompagnement social.

L’article 21 de la directive accueil 2013/33/UE[1] stipule que « dans leur droit national transposant la présente directive, les États membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que « les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les victimes de mutilation génitale féminine. »

Cependant, dans le cadre de leur mise en œuvre, ces directives sont prises par des logiques de sélection caractéristiques des politiques d’immigration et surtout par les effets des contraintes structurelles relatives aux politiques d’hébergement et de santé. Le Dispositif national d’accueil (DNA[2]) est en effet sous-doté et les difficultés d’accès aux soins subsistent. De fait la catégorisation des « demandeurs d’asile vulnérables » n’est pas uniquement une opération de classement mais aussi de hiérarchisation dans l’accès aux droits.

Estelle d’Halluin revient ensuite sur le renforcement des politiques de contrôle migratoire depuis les années 1980 à travers la surveillance accrue des frontières et la précarisation des demandeurs d’asile. La mobilisation de cette catégorie de « demandeurs d’asile vulnérable » devient un enjeu dans l’accès prioritaire aux centres d’hébergement et dans l’adaptation des conditions matérielles du suivi sanitaire des personnes.

Elle analyse sur la controverse sur le repérage des vulnérabilités psychiques, notamment à travers l’outil « Protect » qui a finalement été abandonné[3]. L’importance de la prévalence des troubles psychologiques chez les demandeurs d’asile et réfugiés est cependant très documentée, plus particulièrement l’état de stress post-traumatique.

Faut-il promouvoir une approche universelle ou une approche ciblée, à destination donc des personnes les plus vulnérables ? Cette question dessine des lignes de clivage entre professionnels. Si en théorie, il y a la possibilité de repérer les troubles psychiques lors de l’examen d’évaluation de la vulnérabilité par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), en pratique les difficultés sont importantes, notamment parce que l’entretien est court et jugé par les usagers comme espace d’expression inadapté.

De manière globale, Estelle d’Halluin insiste sur le poids des conditions de travail dégradées des personnels au guichet et sur un contexte organisationnel contraignant. Elle rappelle surtout que l’accès aux soins est différencié selon les conditions d’accueil et de vie (personnes en situation de rue, en squat, hébergées dans le DNA…). La question de la localisation est également importante dans cetaccès aux soins : certains lieux d’hébergement se trouvent en effet dans des déserts médicaux. Enfin, le délai de carence de trois mois pour avoir à la sécurité sociale[4] est une difficulté supplémentaire.

Estelle d’Halluin conclue son intervention en reprenant l’image de Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France sur la main gauche et la main droite de l’État. La main gauche prêterait une attention aux besoins spécifiques des populations vulnérables dans un souci de singularisation de la prise en charge et d’effectivité des droits, alors que la main droite serait dans une logique de sélection et de contrôle. En pratique, la détection de la vulnérabilité est devenue aujourd’hui un instrument des politiques publiques pour prioriser l’accès des ressources « rares » comme l’accès à l’hébergement, à la santé ou au conseil juridique.

Une fois la présentation terminée, un échange s’engage sur ces ressources limitées. Des questions et remarques portent ensuite sur la visite médicale de l’OFII. Estelle d’Halluin regrette de ne pas avoir accès aux entretiens. Elle en a connaissance par le biais des rapports officiels ou par les récits des personnes. Globalement il y a peu de retours sur ces visites. 

Simeng Wang (CNRS, Cermes3, Fellow ICM) prend ensuite la parole avec une intervention intitulée « Pédopsychiatres, assistantes sociales et parents d’enfants malades : Des migrants chinois en situation irrégulière face à la clause de maladie. ». Elle s’appuie sur son travail doctoral, avec une ethnographie menée dans une douzaine d’institutions psychiatriques (la plupart du temps en tant qu’interprète et médiatrice « interculturelle ») et le suivi d’une cinquantaine de familles en situation irrégulière ayant (au moins) un enfant pris en charge en pédopsychiatrie. À la suite de l’établissement progressif d’une relation de confiance, elle a pu revenir sur leur décision de poursuivre (ou non) une telle démarche de régularisation, que les parents rencontrés dans l’enquête exposent explicitement en consultation devant les médecins, sans en donner les raisons ou les arguments. Elle enquête ici auprès de « migrants économiques », qui arrivent de zones rurales, plutôt peu diplômés, de la région de Zhejiang. Ils viennent de manière clandestine et travaillent dans la restauration, la confection, le bâtiment.

Ce qui l’intéresse est la sociogénèse des souffrances psychiques des migrants chinois. Comment les professionnels voient-ils le fait que des parents fassent suivre leurs enfants en pédiatrie pour des problématiques psychologiques ? Comment les demandeurs s’approprient-ils ces décisions de demande de régularisation ? Les jugements et auto-jugements moraux interviennent-ils ?

Simeng Wang s’est donc intéressée au « Titre de séjour pour raison de santé ». La clause n° 11 de l’article L. 313-11 du CESEDA donne aux préfets la possibilité d’octroyer des titres de séjour temporaires pour raison médicale[5]. Le droit au séjour pour raison médicale prévoit qu’une carte de séjour temporaire puisse être accordée à la personne de nationalité étrangère résidant en France « si son état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir (…) des conséquences d’une exceptionnelle gravité et si, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont [elle] est originaire, [elle] ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié ». Aussi, en cas de maladie grave d’un enfant, l’un des deux parents peut bénéficier d’une autorisation provisoire de séjour de six mois maximum qui peut être renouvelée.

Simeng Wang rappelle les conditions de vie très précaires des personnes auprès desquelles elle a enquêté. Les personnes rendent compte de l’extrême difficulté à vivre en France « sans-papiers ». Et en même temps, il faut « garder la face » avec le pays d’origine, quitte à entretenir un « mensonge collectif » et à ne pas montrer qu’on est pauvre en Europe. Les personnes sont donc dans des situations très précaires, et en même temps ne peuvent pas se plaindre.

Elle rencontre des parents qui ont confiance dans la procédure de régularisation médicale. Certains racontent leur préférence pour poursuivre des démarches administratives dans un cadre institutionnel public, en raison de la perte de confiance dans les traducteurs chinois rencontrés sur le marché du service linguistique. Les centres de soins deviennent pour eux un lieu de rencontre avec des assistants sociaux « fiables ». Pour la plupart des migrants sans titre de séjour, c’est en milieu associatif qu’ils « apprennent » à faire des démarches de régularisation. Plusieurs parents enquêtés confirment qu’ils ont entendu parler de la procédure de régularisation pour raison médicale, pour la première fois de leur vie, dans des associations franco-chinoises.

Au début de la procédure, les parents sont plutôt désireux de dire que leurs enfants ne sont pas « fous » et cherchent s à documenter essentiellement la lacune de prise en charge dans le pays d’origine. Les professionnels de la pédopsychiatrie se voient en revanche comme les gardiens des frontières de l’asile, et soupçonnent le côté intéressé des parents.

Dans certains cas, si la situation est trop précaire en France, et qu’il n’y a pas de perspectives de régularisation, la maladie de l’enfant peut être une raison pour repartir en Chine afin de mener une vie moins difficile et plus stable. Autrement dit, la maladie de l’enfant ne permet plus d’obtenir un titre de séjour pour rester en France, mais elle peut au contraire justifier un éventuel retour définitif au pays. Ce changement de décision dans la démarche de régularisation pour raison médicale déconstruit la représentation d’une nature « tacticienne » de migrants parents d’enfants malades.

Ce que Simeng Wang remarque avant une telle prise de décision d’une telle régularisation, les parents en question effectuent un travail d’appropriation morale de l’usage du suivi médical de leur enfant comme une ressource administrative. Une fois la démarche administrative commencée, tous les parents enquêtés – notamment ceux disposant de familles élargies dotées de ressources en Chine – ne poursuivent pas jusqu’au bout cette procédure qui paraissait pourtant stratégique .Pour certains parents sans titre de séjour en effet, le retour au pays d’origine peut apparaître comme une condition de guérison de l’enfant, contrairement à la régularisation dans le pays d’accueil,. Les familles les plus dotées de ressources au pays d’origine sont les premières à passer d’une décision de régularisation pour raison médicale à celle d’un retour au pays pour cette même raison.

Simeng Wang conclue que grâce à l’ethnographie menée à la fois en institution médicale et parmi les familles de migrants, elle a pu témoigner de la capacité d’agir des migrants. Ethnographier la sphère familiale des personnes permet ainsi de renouveler le regard sur les études des politiques d’immigration françaises. Il y a un usage moral et pas seulement stratégique de la procédure.

Des questions sont ensuite posées sur le public et sur sa démarche d’enquête. Un échange s’installe aussi sur la représentation du soin et de la maladie mentale. Simeng Wang fait valoir que l’organisation du système de soins très différente en France et en Chine où les hôpitaux sont dédiés soit à la biomédecine soit à la médecine traditionnelle. Fabien Maguin, qui interviendra dans la prochaine séance du séminaire, témoigne enfin de la faible aptitude des professionnels de santé à considérer le droit au séjour comme une condition de la prise en charge en santé.

[1] [En ligne] : https://euaa.europa.eu/sites/default/files/public/reception-FR.pdf

[2] Le DNA regroupe les places dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile et réfugiés. Il est codifié dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) [en ligne] : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000030952343/2021-01-13/.

[3] Voir d’Halluin, E. (2016). Le nouveau paradigme des « populations vulnérables » dans les politiques européennes d’asile. Savoir/Agir, 36, 21-26.

[4] Via l’Aide médicale de l’État (AME).

[5] [En ligne] : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006335074#:~:text=Sous%20r%C3%A9serve%20de%20l’accord,l’accomplissement%20de%20cette%20mission.